Interview croisée : « La priorité est de lutter contre la désinsertion professionnelle »

Alors que le gouvernement prévoit de réformer l’organisation de la santé au travail, Étienne Caniard et Michel Chassang, membres du Conseil économique, social et environnemental (CESE), livrent leur analyse du système actuel et apportent leur point de vue sur les orientations envisagées.

Président de la Mutualité Française jusqu’en 2018, Étienne Caniard est désormais vice-président de la MATMUT et président de la Fondation de l’Avenir pour la recherche médicale appliquée.
Médecin généraliste en Auvergne, Michel Chassang est ancien président de l’Union nationale des professions libérales et deuxième vice-président de l’Union des entreprises de proximité (U2P).

Quel regard portez-vous sur l’organisation actuelle de la santé au travail ?
Étienne Caniard : La santé au travail est marquée par la préférence qui, de tout temps, a été donnée aux contreparties, aux compensations et à la réparation. Les contreparties obtenues ont suscité des réticences vis à vis des démarches de prévention, y compris de la part des premiers concernés : les salariés et leurs représentants. S’est donc installée une forme de complicité tacite entre des employeurs, souhaitant garder la maîtrise de l’organisation du travail, et des syndicats se satisfaisant des compensations ou contreparties obtenues. Cela explique pourquoi la prévention est devenu le parent pauvre de la santé au travail.
Michel Chassang : Si le système de santé au travail a assez bien joué son rôle jusqu’ici, il est loin d’être parfait. Il est d’une part très complexe et d’autre part trop cloisonné. Il fonctionne en autarcie vis-à-vis du système de santé ordinaire. Or, la prise en charge efficace d’un patient implique une coordination entre l’ensemble des acteurs de santé.
L’organisation actuelle est trop rigide et trop éloignée des petites et moyennes entreprises pour répondre correctement à leurs besoins. Les services transverses des SSTI (services de santé au travail interentreprises) profitent surtout aux grandes entreprises. Quand à l’accompagnement individuel, il souffre d’une grave pénurie médicale. Il n’est pas rare que les salariés doivent effectuer 80 km pour une visite de médecine du travail et soient ainsi contraints de poser un jour de congé.

Que pensez-vous du système actuel de prévention des risques au travail, de la prise en charge des maladies chroniques qui touchent plus de 20 millions de personnes en France, et de la lutte contre la désinsertion professionnelle ?
Étienne Caniard : La prévention devrait être au cœur de toutes les politiques de santé y compris donc pour la santé au travail. Mais la politique de prévention doit être transversale : c’est la même personne qui travaille, connait des conditions de logement et/ou de transport défavorables et peut être victime du chômage. Généralement, ces déterminants défavorables se cumulent, conduisant à des différences d’espérance de vie selon les catégories socio professionnelles qui ne se réduisent pas. J’ai mentionné le chômage parce que les conséquences du travail sur la santé ne doivent pas faire oublier que l’absence de travail est aussi très préjudiciable à la santé de celles et ceux qui en sont les victimes, même si ces dégâts sont moins visibles.
Michel Chassang
 : La priorité est de lutter contre la désinsertion professionnelle. Cela passe par une lutte sans merci contre les discriminations. De nombreux patients cachent encore aujourd’hui leur maladie ou l’expriment de façon partielle, de peur que cela soit préjudiciable pour leur emploi. En parallèle, les conditions de travail doivent être adaptées à ces travailleurs et à leur pathologie.
La lutte contre la désinsertion doit revenir au cœur de l’activité du médecin du travail. À ce titre, il est essentiel de distinguer son rôle de celui du médecin contrôleur. Le médecin du travail doit par ailleurs être en mesure d’accéder aux données médicales du patient. Il n’est pas toujours en mesure de savoir si le salarié qu’il reçoit est malade ou non. Il manque d’outils pour remplir sa mission. Il faudrait également lui épargner les visites de routines auprès des patients qui sont par ailleurs bien suivis.

Quel est votre point de vue sur la réorganisation envisagée par le gouvernement (regroupement des acteurs sous une bannière unique « France Santé Travail », guichets uniques régionaux, nouvelle gouvernance,…) ?
Étienne Caniard : Les intentions affichées sont ambitieuses puisqu’il s’agit de sortir d’une approche fondée sur l’obligation et son corollaire la sanction pour aller vers un système davantage fondé sur des incitations fortes. Il y a une volonté d’aller vers une séparation des fonctions de prévention, de réparation et de contrôle pour que la prévention retrouve la place première qui doit être la sienne. Renforcer le rôle du médecin du travail dans sa mission préventive est indispensable mais risque de rester un vœux pieux compte tenu de leur faible nombre, d’une pyramide des âges défavorable et de l’absence d’attractivité pour cette spécialité de la part des jeunes médecins.
Michel Chassang : en tant que professionnels libéraux, nous sommes favorables à une simplification et un décloisonnement du système. En revanche, la création des 13 agences collées aux ARS va rigidifier le système. On ouvre la voix à une étatisation du système et ceux qui en pâtiront seront à nouveau les PME. Pour éviter cela, il est nécessaire de conserver un  paritarisme en faisant intervenir les partenaires sociaux et les employeurs.
Les cotisations doivent par ailleurs être revues à la baisse au regard de l’offre limitée des SSTI pour les petites entreprises. Nous sommes favorables à une double cotisation : l’une pour les visites médicales et l’autre pour les services apportés. Seules les grandes entreprises profitent aujourd’hui des services issus de la mutualisation des cotisations.
Nous nous opposons aussi au projet de collecte unique par l’Urssaf, qui n’est pas garant d’efficacité, comme on l’a vu dans d’autres secteurs, comme la formation professionnelle.
En termes de services apportés, il faut aussi laisser la possibilité aux entreprises de choisir entre les offres de plusieurs SSTI ou de faire appel à la médecine de ville.  Pour garantir la qualité du service rendu, chaque SSTI devrait par ailleurs faire l’objet d’une véritable certification et non d’une simple autorisation administrative comme c’est le cas aujourd’hui.
Par ailleurs, l’offre des SSTI devrait s’appliquer aux chefs d’entreprise volontaires dont les risques professionnels sont les mêmes que ceux de ses salariés au sein des petites structures.

Les mesures envisagées en termes d’arrêt maladie vous semblent-elles adaptées (un jour de carence pour le secteur public comme pour le privé, un forfait identique à l’ensemble des salariés, un système de bonus-malus pour les entreprises où le taux d’absentéisme est le plus élevé…) ?
Étienne Caniard : Les conditions d’indemnisation des arrêts maladie ne me semblent pas centrales même si une harmonisation des différentes pratiques est souhaitable. Par contre, toutes les mesures qui responsabilisent et incitent les éditeurs à des comportements vertueux et préventifs tels les bonus-malus pour les entreprises doivent être développées.
Michel Chassang : La mise en place d’un malus nous semble injuste. L’arrêt maladie d’un salarié est déjà très pénalisant pour un chef d’entreprise, qui n’a aucun intérêt à se priver de ses salariés. Notons par ailleurs que de nombreux arrêts trouvent leur origine en dehors du milieu professionnel.
Pour éviter certains abus, il est nécessaire que le médecin du travail et le médecin de ville puissent communiquer. Certains patients se voient délivrer des arrêts de travail par plusieurs professionnels sans le moindre contrôle. Nous sommes aussi favorables à l’harmonisation du délai de carence entre le secteur public et privé dans un souci d’équité. Le rétablissement d’un jour de carence dans le secteur public en 2017 a entraîné une diminution notable des arrêts de travail.
Autre point crucial selon nous : pour gagner en cohérence, la visite de pré-reprise, très sous-estimée, devrait logiquement pouvoir être assurée par le même médecin qui a prescrit l’arrêt de travail.

Crédit photo / portrait de gauche : UNAPL/PHANIE 

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