Jean-Gabriel Ganascia est l’un des principaux experts de l’intelligence artificielle en France. Il rejette le scénario de la « singularité », qui prévoit le dépassement de l’intelligence humaine par celle des machines. Ses recherches portent notamment sur l’éthique relative à la recherche informatique. Rencontre.
Comment préparer nos professionnels de santé au développement de l’intelligence artificielle ?
Les professionnels de santé vont devoir faire face à plusieurs défis, en intégrant un nombre croissant de dispositifs technologiques et en gérant des quantités de données toujours plus importantes sur leurs patients. Des données privées, dont ils seront responsables. Dès lors, les formations générales doivent enseigner les enjeux fondamentaux liés au numérique et à l’intelligence artificielle. Dans le cadre des cursus spécialisés en santé, il faudra développer des formations hybrides, qui intègrent un volet numérique. Face à l’évolution rapide des nouvelles technologies, ces savoirs devront être actualisés tout au long de la vie grâce à la formation continue.
Comment faire face aux potentielles dérives liées à l’intelligence artificielle : algorithmes discriminatoires, opacité dans l’utilisation des données… ?
L’approche purement normative pour encadrer le développement de l’intelligence artificielle n’est pas réaliste. Les nouvelles technologies se développent de façon très rapide et peuvent attirer des millions d’utilisateurs en peu de temps.
Au-delà de l’intervention de l’État, c’est donc d’une prise de conscience collective dont nous avons besoin. Nous avons les moyens de déterminer quels principes et quels usages nous souhaitons faire des nouvelles technologies. Je ne crois pas au déterminisme technologique. Nous restons libres face à l’intelligence artificielle. Mais, pour cela, une réflexion collective doit être mise en place. Elle devra mettre l’accent sur les aspects positifs des nouvelles technologies et la nécessaire éthique qui doit les accompagner.
Je crois par ailleurs en l’efficacité des certifications afin de permettre aux usagers de connaître de façon transparente les garanties ou les risques liés à tel ou tel dispositif d’intelligence artificielle. Ces labels de qualité, s’ils sont clairement compris et identifiés par les citoyens, pousseraient les acteurs de l’intelligence artificielle à s’adapter aux attentes. Mais cela ne peut avoir lieu qu’avec une prise de conscience collective.
Pensez-vous que l’Europe soit en mesure de faire émerger un géant de l’intelligence artificielle en matière de santé ?
Rien n’est impossible si l’Europe fait preuve d’une volonté forte en la matière. Watson, la solution de l’américain IBM censée révolutionner le traitement des cancers, a fait la preuve de ses limites. Il y a encore de la place ! Mais, tant que les pays européens agiront en ordre dispersé, cela paraît compromis. L’émergence d’une puissance de l’intelligence artificielle repose en effet sur sa capacité à collecter de la donnée de façon massive, ce qui suppose au préalable une coopération à l’échelle européenne. De nombreux acteurs européens sont par ailleurs tentés de vendre les données aux grands acteurs de l’intelligence artificielle qui ne sont pas européens mais américains, contribuant à nous affaiblir encore davantage.
Pour poser les bases d’un projet européen en matière de santé, l’une des mesures les plus urgentes est de mettre en place une agence européenne de la donnée médicale.

Jean-Gabriel Ganascia est Professeur d’informatique à l’université Pierre-et-Marie-Curie (UPMC), Directeur de l’équipe Acasa (Agents cognitifs et apprentissage symbolique automatique) du laboratoire d’informatique LIP6 et Président du comité d’éthique du CNRS (Comets).
Source : La Santé Gagnante, Newsletter de prospective et de réflexion sur la santé, Février 2018