Depuis plus d’un an avec la crise de la Covid-19, les infirmiers en réanimation sont en première ligne. Alors que la revalorisation prévue par le Ségur n’a pas répondu à toutes les attentes et besoins, Jean-Michel Constantin, chef du service anesthésie-réanimation à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et secrétaire général de la Société française d’anesthésie et réanimation (SFAR), revient pour Carte Blanche Partenaires sur les enjeux d’évolution de la profession.
Professeur, on le sait, les effectifs sont toujours plus contraints, preuve en est avec la campagne de recrutement lancée le 21 juin dernier par l’AP-HP qui ouvre 2 000 postes d’infirmiers dans ses 39 établissements parisiens. Comment anticiper la crise sociale qui se préfigure à l’hôpital dans ce contexte ?
C’est assez déroutant parce qu’on a l’impression de découvrir ce déficit des personnels alors qu’il s’inscrit dans la suite logique des actions engagées ces trente dernières années pour faire face à l’augmentation des dépenses de santé. La variable d’ajustement a toujours été les infirmiers dont on a constamment réduit le nombre de façon drastique dans tous les services.
Associé à cela, il y a un problème de valorisation de la profession sur les plans financier et réglementaire. C’est un travail passionnant mais difficile, qui demande un fort investissement personnel avec des gardes de jour, de nuit, le weekend… Entre ce qu’on a généré pour faire des économies au niveau macro et les rémunérations dérisoires, nous sommes effectivement en difficulté et c’est un vrai problème.
Dans l’imaginaire collectif un peu schématique, un médecin est un spécialiste tandis qu’un infirmier est capable de tout faire. Ce n’est évidemment pas le cas. Dans des domaines très pointus comme celui de la réanimation, la spécialisation fait toute la différence. En France, on continue pourtant à former sur le tas avec une piètre prise en compte du niveau d’autonomie de pratique et de responsabilité professionnelle. Cette absence de reconnaissance engendre des coûts directs et indirects considérables.
Parallèlement, je crois qu’il faut continuer à travailler sur le ratio soignants/lits. Légalement, en réanimation, il y a 1 infirmier pour 2,5 patients. Nous nous battons pour essayer de le ramener à 1 pour 2. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce n’est pas dispendieux comme stratégie, bien au contraire ! Une récente étude du Lancet réalisée en Australie* a démontré qu’une augmentation du nombre d’infirmiers par patient à prendre en charge permet d’économiser de l’argent. Tout simplement parce que de cette façon vous diminuez les complications, donc les hospitalisations et la durée de séjour avec, pour finir, une baisse de la mortalité des patients. Autrement dit, faire du bon soin fonctionne et peut même rapporter. D’autant que les infirmiers ont un rôle clé dans la structure hospitalière et dans le système de santé de par leurs compétences tant techniques que relationnelles.
À l’inverse d’autres catégories de soignants, il n’existe toujours pas de spécialisation diplômante « infirmier de réanimation ».Y a-t-il eu des avancées sur le sujet ?
Non, pas à ce jour. Il y a des discussions et des tractations en cours avec la Direction générale de l’Offre de soins (DGOS) pour :
- reconnaître la spécificité de la réanimation ;
- mettre en place une formation diplômante dédiée ;
- prendre en compte cette spécialisation ;
- améliorer le ratio.
C’est inquiétant parce que la réanimation, qui était une spécialité mal voire totalement inconnue il y a un an et demi, est désormais sous les feux de la rampe. Si on n’arrive pas aujourd’hui à faire avancer un dossier dans les limbes depuis des dizaines d’années, ça signifie qu’on n’y arrivera jamais. Le ministère de la Santé actuel a non seulement une opportunité mais aussi une vraie responsabilité sur le sujet. Nous sommes tous conscients que pour sauver notre système de santé, il faut le réformer, être proactif et faire des économies. Mais pas sur les postes infirmiers car ce sont eux qui tiennent les structures et nous en avons le plus grand besoin ! J’espère que nos politiques le comprendront, à commencer par notre ministre qui a fait toute sa carrière dans les hôpitaux.
Pour revenir sur le parcours de formation d’un infirmier en réanimation, il faut considérer plusieurs étapes. L’appropriation, qui dure de 4 à 6 semaines, pendant lesquelles il opère en double effectif le temps de comprendre ce qu’il se passe et comment fonctionne le service. Puis la consolidation, sur un an environ, pour devenir autonome. Si ce n’est que, globalement, au bout de deux ans les infirmiers ont tendance à quitter la réanimation parce qu’ils ne parviennent pas à se projeter. Pour les fidéliser, il serait primordial à mon sens de leur donner une formation continue et diplômante qui leur permette d’envisager un plan de carrière. Avoir des professionnels de santé opérationnels d’emblée éviterait de doubler les effectifs et de recommencer perpétuellement les parcours avec les coûts humains et financiers que cela implique.
En dehors de la formation, que pensez-vous de la recherche en sciences infirmières ?
Elle est son alter ego. On sait pertinemment que la recherche clinique, qu’elle soit médicale ou infirmière, améliore la qualité des soins, parce qu’un patient inclus dans un protocole de recherche reçoit la meilleure prise en charge possible, ce qui a des répercussions sur l’ensemble des malades, qu’ils soient ou non inclus dans les protocoles de recherche. Réfléchir sur les soins infirmiers est la seule façon de les moderniser et de les faire évoluer au fil du temps. En tant que médecins, il est normal d’en être partie prenante mais certainement pas tous seuls ! À l’instar des Américains, qui sont très avancés sur le sujet et ont de très nombreuses « nurses » docteurs en sciences, il faut faire évoluer sensiblement la compréhension de ce qu’il se passe dans les services.
Faire de la recherche, c’est aussi prendre du recul en sortant un peu la tête des fourneaux… Un moyen de faire plus facilement et plus durablement son travail.
Le développement du métier d’infirmier en pratique avancé (IPA) peut-il constituer une aide pour les services de réanimation ?
Honnêtement je ne crois pas. L’IPA est très utile mais dans les unités de réanimation vous avez par définition un médecin de garde avec une permanence h24 dédiée à l’unité. Avoir en revanche des professionnels aguerris qui connaissent leur métier change tout. L’équation est somme toute assez simple : plus vous disposez de professionnels formés en nombre suffisant, plus ils savent ce qu’il faut faire et la qualité des soins progresse. C’est particulièrement évident dans la gestion de la sédation par exemple. Rappelons que les infirmiers en réanimation interviennent toujours dans une phase aigüe de prises en charge des pathologies, loin des objectifs initiaux des IPA.
Quelles suites souhaiteriez-vous voir donner aux mesures du Ségur ?
Je crois sincèrement qu’une réforme de notre système de santé est inéluctable pour le maintenir d’abord et qu’il continue à être efficient ensuite. L’hôpital a déjà un genou à terre, mais paradoxalement il est aussi plus fort que jamais, renforcé par cette crise traversée. La rétribution du travail infirmier dans le cadre de leur formation doit s’inscrire dans cette réinvention. Si on ne le fait pas, le système va exploser et on le perdra…
*The Lancet « Effects of nurse-to-patient ratio legislation on nurse staffing and patient mortality, readmissions, and length of stay: a prospective study in a panel of hospitals » Published Online May 11, 2021 https://doi.org/10.1016/ S0140-6736(21)00768-6